Entreprises de technologies, le rachat

13 févr. 2012 5 min read

Lorsque vous participez à la création d'une entreprise de technologies, et plus particulièrement quand vous êtes côté produits, votre travail peut être perdu pour différentes raisons. La société peut échouer, le produit peut ne pas fonctionner et la société peut survivre grâce à d'autres produits ou encore une partie du produit peut être abandonnée. 

Ceci étant, ce qui est bien avec l'open source, c'est qu'un produit ne peut jamais vraiment disparaître. Même si votre entreprise met les clés sous la porte, le code continue à être publié en open source, est disponible et peut être ré-utilisé. Ce n'est pas le cas lorsque le code n'est pas open source et le risque qu'il disparaisse est encore plus grand en cas de rachat d'une société.

Je sais ce qu'il en est puisque je l'ai personnellement vécu. Cela m'a rendu très prudent par rapport aux rachats et aux fusions. Cela m'a donné encore plus l'envie de faire du code open source.

Pour que vous compreniez mieux, voici ce qu'il s'est passé ! J'ai été l'un des premiers employés de NetValue, une société de technologies, pionnière dans l'utilisation des statistiques des usages d'Internet, en France et en Europe. La société semblait réussir au regard du portefeuille de clients. En outre, la technologie développée fonctionnait très bien. Au moment de la bulle de 2000, la société est entrée en bourse ; chaque action valait  22 euros sur le marché secondaire français. La société était évaluée à plusieurs centaines de millions d'euros et j'étais virtuellement multi-millionnaire quand l'action a grimpé jusqu'à 100 euros. Malheureusement, la société n'a jamais réussi à atteindre l'équilibre et avait de faibles rentrées. Une fois la bulle explosée, la clientèle initiale des sociétés de technologies s'est effondrée. Au même moment, la concurrence est devenue beaucoup plus rude en Europe et les recettes n'ont pas pu se développer suffisamment pour couvrir les coûts de recrutement importants. Nous nous sommes battus comme des diables, avons créé une technologie supplémentaire ("MegaPanel"), mais cela ne nous a pas permis d'augmenter nos revenus. Par contre, nous avons attisé l'intérêt de Nielsen/NetRatings (NetRatings fait désormais partie de Nielsen), qui a acheté NetValue. Inutile de vous dire que j'étais loin d'être un millionaire ; l'action de la société valait à ce moment-là 2 euros. Néanmoins, je ne m'en suis pas mal sorti puisque j'ai fait quelques bénéfices en plus de mes salaires confortables. Ce qui n'a pas été le cas de ceux qui avaient acheté des actions à plus de 22 euros au moment et après l'entrée en bourse. D'autres ont été plus chanceux et ont pu vendre chaque action plus de 100 euros (ce n'était pas mon cas dans la mesure où nous avions un lock-out dans nos stocks-options).

Cette expérience m'a appris beaucoup, concernant la valeur "virtuelle" des choses, bien que, heureusement, je ne me sois jamais vu ni comporté comme un millionaire que je n'ai jamais été. Cela me permet de voir les potentiels "escroqueries" lors des entrées en bourse de structures comme Groupon ou encore le logiciel Jive. La première pourrait avoir un fantastique business model visant à spammer légalement des personnes avec des coupons et la seconde peut avoir une grande technologie, mais la réalité est qu'elles semblent vouloir entreprendre une introduction en bourse, alors qu'elles sont loin du seuil de rentabilité. J'ai vu ce qui arrive, j'ai vu les résultats. Ce n'est pas une prise de risque, c'est une spéculation. Certaines personnes peuvent être gravement blessées. D'autres gagneront de l'argent. Si vous jouez avec, assurez-vous d'être du bon côté.

Ce n'est pas le fait de ne pas être devenu millionnaire qui m'a déçu quand la société a échoué (Je suis effectivement mieux ainsi car je n'aurais pas trouvé cela juste), mais ce qu'il est advenu de notre technologie. J'ai passé un an dans la société qui nous a achetés et mon principal objectif était de montrer que nos ingénieurs méritaient leur poste et que la technologie que nous avions développée était utile à la nouvelle entité. Nous avons passé plusieurs semaines dans la Silicon Valley. Nous avions plusieurs réunions avec le board pour travailler sur le projet commun, en participant aux décisions relatives à l'architecture (incluant les choix technologiques). J'étais en première ligne et défendais l'équipe et la technologie. Ce n'était pas facile en tant que nouveaux venus. L'un des ingénieurs en chef a même utilisé lors d'une réunion "NOUS VOUS avons achetés" comme argument pour appuyer les choix technologiques à faire.

Nous avions une super technologie que nous avions été capable de développer avec moins de moyens que la société qui nous avait achetés. Mais l'intégration d'une technologie est complexe. Dans de telles circonstances, les décisions sont tout sauf responsable en terme de technologie. C'est de la politique interne. Nielsen/NetRatings a fini par utiliser une grande partie de la technologie que nous avions développée, bien qu'ils nous aient fait changer beaucoup de choses. Le Nielsen MegaPanel existe encore dans le portfolio de Nielsen et à moins qu'il l'ait été complètement réécrit depuis, il devrait toujours y avoir une partie du code du petit groupe d'ingénieurs (salut à Nicolas, aux Laurent(s), à Erwan et aux autres). Malheureusement, une partie de notre technologie, exceptionnelle, a été supprimée. Nous ne pouvions pas tout défendre. Ce fut le cas pour l'outil en ligne que nous avions construit, "NetValue Online". Ca a été très dur d'abandonner ce projet parce que j'ai été celui qui a codé le prototype pour montrer ce que ça pouvait donner. J'ai appris beaucoup au moment de ce codage et XWiki en a bénéficié, donc tout n'a pas été perdu. Chez NetValue, nous avons évoqué plusieurs fois le fait que notre "Framework" (notre module de construction de requêtes permettant de créer de manière dynamique des rapports en ligne) aurait été un extraordinaire projet open source, mais nous n'avons jamais été capable de le faire.

La leçon que j'ai apprise est que quand vous codez pour le business, vous devez faire attention à ne pas trop vous attacher au produit et au code que vous faites, à moins que... vous ne travailliez sur un code open source. Cela ne veut pas dire qu'il ne sera pas effacé, mais au moins, vous ou quelqu'un d'autre peut changer le cours des choses.

Ce qu'il est important de comprendre c'est que selon les décisions que vous devez prendre pour votre société, ou bien si vous êtes un employé, que votre entreprise doit prendre, un rachat est soit improbable soit inévitable. Souvent, dans ce genre de situations, les pertes se retrouvent à plusieurs niveaux : pertes d'emplois, abandon de la technologie et des produits et dans le meilleur des cas, il y a seulement des changements au niveau de la stratégie.

Je n'ai même pas parlé des problèmes d'organisation qui font suite à un rachat. En tant que manager, avant les rachats, vous ne pouvez pas tout promettre aux personnes avec lesquelles vous travaillez, parce que vous n'avez aucune idée des contraintes à venir.

Aujourd'hui, en tant manager d'XWiki, je veux être en mesure de tenir mes engagements envers mes employés. Je veux qu'ils aient aussi leur mot à dire sur la société dans laquelle ils travaillent. C'est impossible à moins que vous garantissiez qui contrôlera la société dans le futur. Je doute qu'un entrepreneur qui a dans ses plans de vendre la société au plus offrant puisse rester derrière ses positions de management.

Ludovic Dubost
Fondateur d'XWiki et Président d'XWiki SAS

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